Interview sincère de Nicolas Sadirac (Ecole 42, Epitech, Web@cademie) 3e partie (3/4)

Einstein-Interview de Nicolas Sadirac-Ecole 42

Journaligeek : Si l’Éducation Nationale était une personne, que souhaiteriez-vous lui dire, lui signaler et surtout qu’espériez-vous qu’elle puisse faire pour l’avenir de la France ?

Nicolas Sadirac : Alors là ! Ça, c’est une question immense ! J’aimerai vraiment pas être à la place d’un responsable de l’Éducation Nationale. C’est quelque chose de très compliqué puisque la problématique, finalement, c’est que tout le monde commence à avoir des idées assez claires sur vers où il faut aller. La problématique c’est plus le « comment ?« . Le « comment  fait-on changer toute cette masse de personnes qui a des habitudes, des privilèges, des conforts ?« , qu’il va falloir un peu bousculer. Donc moi je pense qu’aujourd’hui la programmation est indispensable. C’est un mode de pensée. Qui est, de mon point de vue, aussi important que la méthode scientifique.

Aujourd’hui, je pense qu’on est au même stade qu’au début de la révolution industrielle. C’est-à-dire que des pays vont rater le virage, vont rater la nouvelle révolution qui est en train de se faire : c’est une révolution autour de la pensée qu’on appelle « computal thinking« , la pensée opérationnelle, la façon de penser autour de la programmation. Ce n’est pas forcément le langage, beaucoup de gens mélangent le langage et la programmation.

JG : Ont-ils peur d’apprendre ce langage justement ?

NS : La problématique n’est pas un problème de langage. Moi, j’ai enseigné à des enfants de 6/8 ans la programmation avec des tortues, des choses où on leur faisait avec des fiches cartonnés : il n’y a pas de langage !

C’est la façon procédurale, la façon de pensée, c’est-à-dire qu’en fin de compte c’est la capacité finalement à « procédurer » une action c’est se dire : « Je veux obtenir ça. J’ai un certain nombre d ‘éléments et je suis donc capable d’imbriquer les éléments les uns dans les autres pour obtenir leur résultat. » Cette façon de penser, qu’on utilise en permanence quand on programme, est déliée du langage, c’est un mode de pensée. Ce mode de pensée est la clé de la compréhension de l’avenir à court terme.

Ceux qui l’auront, très clairement domineront le monde, ceux qui ne l’auront pas le subiront. C’est aussi simple que ça. On est dans la même configuration qu’à l’apparition de l’ère industrielle. Donc ceux qui vont rater, ça va se passer très mal !

Maintenant c’est un changement qui va durer peut-être 2/3 générations donc c’est quelque chose d’assez long. Néanmoins, je pense qu’il y a des pays qui sont en train de prendre le tournant très très vite, il y a des pays qui vont imposer le fait de programmer à l’école depuis tout petit. Mais, entre guillemets, c’est pas forcément « positif » c’est-à-dire qu’on peut apprendre la programmation d’une façon….

JG : Peut-on « mal » l’apprendre ?

NS : Oui, on peut apprendre la programmation de façon très mécanique et, du coup, ça peut être un outil encore plus réducteur. Car si vous amenez les gens à la programmation, qui est un outil pour exprimer sa façon de pensée, de manière très contraignante et violente alors vous réduisez la créativité encore plus fort qu’aujourd’hui. Puisque de nos jours, même dans les mathématiques on a encore beaucoup d’espace de liberté intellectuelle. Dans la programmation, il n’y en a plus du tout.

Si vous imaginez que vous voulez former 300 personnes qui, en face d’un problème, vous sortent 300 programmes identiques alors vous fabriquez des robots. C’est très contraignant. Il y a donc un vrai enjeu sur « comment va-t-on le faire ? » et « comment va-t-on développer les gens ?« . Mais si vous travaillez vous pouvez, moi je l’ai fait quand on a fait le plan informatique pour tous dans les années 80/90.

Vous mettez des gamins en face d’outils informatiques à apprendre par eux-mêmes. Vous développez une créativité formidables, un vrai esprit de collaboration, une vraie confiance individuelle dans le groupe c’est-à-dire se sentir bien dans un groupe en sachant qu’on va apporter au groupe et que le groupe va trouver des solutions quelques soit la nature du problème : c’est quelque chose de réconfortant et solide. Si on va dans ce sens là, les pays qui sont capables de le faire, si l’État français est capable de mettre ça en place, ce serait formidable.

Mais aujourd’hui, la difficulté est structurelle. Elle est liée à l’organe lui-même qu’est l’Éducation Nationale. Je discute souvent avec Gilles Babinet, ambassadeur numérique de la France auprès de l’Europe (ndlr : et aussi connu pour le scandale avec la CNIL), qui pense qu’ « il n’y a pas de solutions dans le système. » C’est-à-dire qu’il pense que ça ne peut pas être l’Éducation Nationale qui va le faire. Il faut faire à coté. Il faut fabriquer des sites. Passer par des structures comme la Maison de la Programmation…

JG : Ou comme votre autre structure, la Web@cadémie ?

NS : Oui mais la Web@cadémie c’est encore une autre chose. C’est proche de 42, si vous voulez, c’est même vraisemblablement un embryon de l’École 42, c’est quelque chose qui nous a permis d’expérimenter et d’aller vers 42.

Mais la Web@cadémie et 42, ce ne sont que des solutions à court terme. Ce sont des solutions parce que nous sommes 20e puissance numérique mondiale et 5e puissance économique mondiale. Cela veut dire qu’on dégringole dans le numérique, on dégringole vite. Il y a un risque de décrochage, il y a un risque qu’on ne puisse pas après revenir. Donc le but les objets comme 42, comme la Web@cadémie, c’est de fournir des outils mais cela ne résout pas le problème.

Le problème est pour toute la population. Quelqu’un qui fait du marketing il doit comprendre le numérique, il doit savoir programmer, il doit savoir penser procédural. C’est-à-dire que si aujourd’hui ou dans 20, 30, 40 ans nos dirigeants ne sont pas capables, tous, d’intégrer la pensée numérique. Imaginez aujourd’hui un dirigeant qui n’est pas la pensée scientifique, pas besoin d’être chercheur mais on est tous cartésien.

Aujourd’hui, les gens qui ne seraient pas cartésien seraient dans un tel désavantage que cela serait gravissime. Et c’est ce que vous avez dans certain pays sous-développé. Vous avez des pays où les gens ne sont pas cartésiens parce que le changement n’a pas eu lieu ou ils sont peu cartésiens. On voit bien la différence de valeure ajoutée que cela créée au niveau de la planète. Alors après on peut le regretter d’ailleurs, y’a des choix…, on peut se dire qu’il y a un problème de croissance.

Mais indépendamment de ça, si vous voulez, quand vous êtes dans un système concurrentiel telle que la structure du monde, le fait d’avoir un avantage comme le fait d’être cartésien est extrêmement fort. Je pense qu’on est dans la même situation, dans 15 ans, ceux qui seront peu cartésiens et qui n’ont pas la capacité à penser procédurale-ment, c’est-à-dire à la pensée de la programmation, ils auront un vrai désavantage. Qu’il soit informaticien mais qu’il soit aussi marketeur, vendeur… Enfin TOUT ! Cela va devenir un objet normal….

JG : Journaliste…

NS : Oui journaliste, d’ailleurs Sciences Po veut se lancer dans l’enseignement de la programmation.

JG : Ils n’ont pas fait de l’enseignement de programmation pour l’instant mais, en tout cas, dans les masters journalisme et dans certains masters ils commencent déjà à intégrer de la programmation.

NS : Nous ils nous ont vus, ils nous ont rencontrés quand j’étais à Epitech. On devait monter un programme pour apprendre à programmer aux journalistes. Nan mais aujourd’hui tout le monde le fait !

Nous on est en train de lancer un programme avec HEC, avec l’ESCP, avec Centrale.

Aujourd’hui je pense que beaucoup de gens ont pris conscience que c’est une des briques de la pensée. Ce n’est pas la seule parce qu’il y a aussi le côté absolu « faut faire que ça ! » Mais non, mais c’est une élément. C’est comme aujourd’hui vous êtes scientifique et journaliste. Enfin, vous êtes cartésien et journaliste. Aujourd’hui un journaliste qui ne serait pas cartésien ça ne marcherait pas. On ne pourrait pas le lire. Vous voyez cela ne passerait pas.

Par exemple, quand vous lisez les articles de journaux de pays, en Iran vous voyez qu’ils ne sont pas cartésiens, en lisant vous le voyez que ce n’est pas cartésien…

JG : Après ça ne veut pas dire que certains journalistes ici….

NS : Non ! Non !

Je dis pas le contraire, je dis pas ça. Je dis juste qu’aujourd’hui c’est une base, c’est une base que l’on attend. On est très surpris de voir quelqu’un qui fait des syllogismes, ça fait très bizarre. Il y a des endroits où ce n’est pas le cas, où ça ne pose aucun problème. Et ça a durée très longtemps !

Vous prenez des écrits du moyen-Age. J’en parlais il y a 3-4 mois avec mon fils, il y a clairement des choses qui ne peuvent pas être lues aujourd’hui. On ne comprends pas « pourquoi ?« . C’est-à-dire que l’on se dit qu’il s’est trompé en l’écrivant, mais non ! A l’époque, c’était normal. La pensée n’était pas du tout cartésienne, elle était basée sur ce qu’il y avait écrit dans La Bible. Et dans La Bible, c’était complètement incohérent et c’est pas grave, c’est comme ça !

JG : Les traductions aussi de l’époque….

NS : Oui mais nan même, même. Je pense qu’on a une vraie logique de déduction. Elle est le changement de l’ère cartésienne qui a donné lieu à l’ère industrielle. Donc c’est un vrai changement de société.

Avant, vous aviez un côté empirique qui était basé que sur les Anciens, sur l’observation et sur un certains nombres de paradigmes un petit peu entre guillemets qui est une sorte de « consensus ». C’était un consensus imposé de force par l’Église et le système de Seigneur. Mais il n’y avait personne en train de se demander finalement si c’était cohérent. Ce n’était pas le sujet, cela n’intéressait personne.

Vous savez il y a une liste d’états de faits. Bon, on est passé au cartésianisme. Et là je pense qu’on est en train de passer à une nouvelle façon d’optimiser le côté cartésien. Parce que ça peut aller très très loin cette histoire. Si vous réfléchissez, dans peut-être 20-30 ans on aura, je pense, une interface à la réalité qui sera totalement numérique comme des lunettes, quoique ce sera peut-être même pire…

interview réalisé par Mehdi Naceri en Février 2014.